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Interpretatio Aristotelica

Les présupposés ontologiques dans la lecture aristotélicienne des penseurs grecs archaïques

Abstract

The main purpose of this paper is to reflect the precipice which separates Aristotle’s ontological horizon from that of his early predecessors, and at the same time to draw attention to its consequences for Aristotle’s interpretation of early Greek philosophy. Beyond the perpetual changeability of phenomenal world, the first Greek thinkers have postulated some kind of eternal and unchangeable divine entity, which encircles, steers and pervades the entire cosmos with its thoughts. If a real being is something which is divine and eternal, consequently the whole of our visible cosmos, which is in every aspect contrary to this, must also be conceived as something different in an ontological sense. Therefore the manifest cosmos is more or less explicitly understood as something less real and apparent-being. With Aristotle this situation changes completely due to his complex theory of substance, which enables him to provide a foundation of moving as the most principal characteristic of our manifest cosmos. It is exactly this foundation that marks the turning-point of ontological paradigma: the whole of manifest world is now perceived as a real being on its own – a conception which was not possible before Aristotle’s ontological foundation of moving and should therefore not be projected back to readily to early Greek thought.

Keywords: early Greek ontology, Aristotle’s theory of substance and foundation of moving

 

“En ce qui concerne la philosophie grecque, on ne peut mieux faire que d’étudier le premier livre de la Métaphysique d’Aristote.” Cette citation tirée des Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel montre parfaitement l’importance du témoignage d’Aristote pour notre compréhension de l’histoire et du développement de la philosophie grecque. Pour aucune période, cela n’a plus de sens que pour la pensée grecque archaïque. Pourtant, bien que ces témoignages constituent une source inestimable d’informations, à laquelle ne peut échapper aucune synthèse générale de la philosophie grecque, l’on doit toujours conserver une prudence particulière à leur encontre.

On le sait, Aristote a conçu toute l’histoire de la philosophie avant lui comme un cheminement « bégayant »[2] vers les vérités fondamentales que, selon lui, il est le premier à avoir articulé de manière satisfaisante. Mais comme les penseurs grecs archaïques ne rentrent pas toujours dans un tel schéma historique, Aristote doit, pour le besoin de sa démonstration philosophique propre, souvent adapter leurs positions. Pour cela, il ne déforme pas seulement leurs arguments particuliers, mais aussi les présupposés fondamentaux sur lesquels ces arguments reposent. Aristot e tire souvent de ces doctrines des implications qui sont pertinentes pour l’argumentation de ses propres thèses, mais qui ne pouvaient être conçues dans l’horizon intellectuel des penseurs grecs archaïques. Ensuite, en se fondant sur ces implications que lui-même a introduites, il « corrige » a posteriori les positions fondamentales de ses prédécesseurs. L’absurdité de cette méthode se montre au plus haut point quand Aristote accuse ses prédécesseurs de n’avoir pas compris eux-mêmes ce qu’ils voulaient dire.[3]

Depuis l’étude fondamentale d’Harold Cherniss, Aristotle’s Criticism of Pre-Socratic Philosophy (Baltimore 1935), il est devenu courant que dans tout témoignage aristotélicien, on recherche autant que possible la motivation philosophique qui se cache à l’arrière-plan et dans quelle mesure le contexte de sa pensée propre déforme le sens originaire d’une citation spécifique sur laquelle il s’appuie. Une telle approche est sans doute productive et fertile sur le plan des arguments particuliers, mais sa difficulté principale apparaît de que l’on considère le plan ontologique: malgré son orientation critique, elle demeure en fait elle-même encore dans un horizon ontologique spécifiquement aristotélicien inconcevable pour les penseurs grecs archaïques. C’est pourquoi, cet article est conçu de manière un peu large: son but est de réfléchir sur le décalage qui sépare l’horizon ontologique d’Aristote de celui de ses prédécesseurs. En même temps, je voudrais avertir des conséquences qu’un tel tournant dans le paradigme ontologique apporte pour l’interprétation aristotélicienne de la pensée grecque archaïque. Mais si l’on veut comprendre toute la dimension de ce tournant, il faut en premier lieu étudier rapidement les présupposès ontologiques sur lesquels la philosophie grecque archaïque s’appuie.

I. La conception grecque archaïque du monde et ses présupposés ontologiques

C’est pour la première fois dans la Métaphysique d’Aristote que l’ontologie est définie comme une science “de l’être en tant qu’être”:[4] c’est pourquoi, parler d’ontologie grecque archaïque est déjà un anachronisme. Pourtant, on peut lire indirectement les présupposés ontologiques des premiers penseurs grecs à l’aide de leur compréhension de l’Etre du monde manifeste. Voyons donc maintenant comment ils se sont représenté la totalité du monde manifeste. Dans cet exposé de la conception archaïque du monde, je résume la reconstruction de R. Brague et de W.K.C. Guthrie.[5] La thèse de ce dernier est qu’

une image commune de la nature de l’univers ainsi que des êtres vivants et de la divinité était partagée, d’une manière générale mais significative, par un nombre surprenant de philosophes grecques et de penseurs religieux du 6ème et 5ème siècle av. J.C., malgré les grandes différences de tempérament, qui les entraînèrent à créer des systèmes très variés dans leur détail et leur tendance philosophique. Cette image du monde n’a pas été la création de l’un d’entre eux, mais paraît plutôt avoir été présupposée par tous dès le début, ce qui est d’ailleurs suggéré par certaines indications de la littérature grecque, laquelle indique que la multitude non-philosophique partageait également cette image.[6]

Quelle était donc cette “image du monde” et quand fut-elle construite? Il est intéressant de noter que le concept de “totalité du monde” est absent des textes les plus anciens de la littérature grecque; dans l’épopée homérique, il n’existe pas encore d’expression particulière qui montrerait la “totalité du monde”. C’est pourquoi l’on fait référence à cette totalité par des énumérations de régions particulières: le “monde entier” est alors une somme formée du ciel, de la mer, de la terre, du monde souterrain.[7] Cette énumération est déjà chez Hésiode remplacée par l’adjectif neutre pluriel panta qui, comme chez Homère, présuppose toujours la somme de toutes les régions particulières.[8] C’est avec Héraclite que cette expression se dégage pour la première fois de son contenu concret; sous sa forme substantivée ta panta, elle devient un terminus technicus qui désigne la “totalité de toutes les choses”, et ne fait plus de référence explicite aux régions particulières.[9] La dernière étape de ce chemin nous conduit à Empédocle, chez qui l’expression plurielle ta panta est remplacée par la forme singulière to pan.[10] Ce faisant, le monde comme tel est pensé comme une “unité en soi”, non seulement d’un point de vue conceptuel, mais aussi au niveau linguistique.[11]

A peu près en même temps que se développait le concept de “monde comme une unité”, est apparue l’expression kosmos: Pythagore le premier aurait utilisé ce terme dans un sens  “cosmologique”, comme la tradition doxographique s’accorde à le dire.[12] Cette expression signifie avant tout “ordre” ou “arrangement” du monde, mais ce faisant le monde est indirectement pensé aussi comme une totalité, plus exactement comme une “totalité bien ordonnée”. Depuis Anaximandre, les Grecs se sont représenté cet “ordre cosmique” sous la forme d’une sphère (ou hémisphère) au centre de laquelle se trouve la terre (qui est soit ronde soit cylindrique), au-dessus de laquelle le soleil, la lune et les planètes accomplissent leur révolution à différents niveaux, le dernier niveau étant composé des étoiles fixes de la voûte céleste.[13]

Une telle image du monde est toujours conçue sous le rapport de la perception sensorielle de l’homme; c’est-à-dire que le monde, malgré les différents écarts caractéristiques de chaque penseur particulier, est compris intuitivement comme ce qui est toujours présent et que nous voyons devant nous, ici et maintenant. Pourtant, ce qui se présente à nous peut toujours être montré: pour cette raison, on trouve souvent un pronom démonstratif devant les expressions qui désignent le monde. Ce n’est pas un hasard qu’Héraclite, dans un de ses fragments les plus connus, ne parle pas du cosmos en général, mais souligne explicitement qu’il s’agit de kosmon tonde (“ce cosmos-là”).[14] De la même manière, Empédocle n’est pas satisfait de l’expression générale panta (“toutes choses”), mais précise cette expression par le démonstratif tade panta (“toutes ces choses que voici”).[15] Le lien entre le concept de monde et la perception humaine est encore plus explicite, quand il parle du monde comme ta nun esoromena panta (“toutes ces choses que nous voyons maintenant”).[16] Nous trouvons plus tard chez Platon une situation similaire: il est vrai qu’il utilise différentes expressions pour désigner la totalité du monde, mais dans toutes celles-ci l’on peut trouver le pronom démonstratif, comme par exemple tode to panto pan tode, pan tode, heis ouranos hode, hode ho cosmos etc.[17] Face à un tel usage du démonstratif, la double question dont Rémi Brague a fait le “mystère central de la philosophie grecque” se pose d’elle-même: “comment le Tout peut-il être celui-ci?” et “comment ce qui est ici peut-il être le Tout?”[18]

Que peut-on alors conclure de cette remarquable insistance sur le fait qu’il s’agisse de “ce cosmos-ci”, et non pas du “cosmos en général”? Le seul fait que les expressions qui désignent le monde contiennent le démonstratif montre clairement, à mon avis, qu’on ne doit pas comprendre cette expression dans le sens d’ une “totalité absolue”, mais avant tout dans le sens plus étroit “du monde dans lequel nous sommes”. Cela implique pourtant, qu’au-delà de “ce cosmos-là”, c’est-à-dire hors de la portée de la perception humaine, il doit y avoir quelque chose plutôt que rien. Nous ne nous appuyons pas seulement sur l’utilisation susmentionnée du démonstratif pour tirer cette conclusion, mais aussi sur les textes primaires, dans lesquels on trouve souvent la conception qu’il y a au-delà du monde visible quelque chose qui l’encercle. C’est ce que les Grecs ont nommé periechon,

une substance englobante d’une étendue infinie, ou au moins indéfinie. Cette substance était d’une nature plus pure et plus grande que celle qui avait constitué le cosmos lui-même. Elle était vivante et éternelle, intelligente et sensible, en fait c’était “l’élément divin”. Dans sa pureté originaire et dans sa perfection, elle n’existait qu’en dehors du cosmos.[19]

Les commencements les plus anciens de la philosophie grecque révèlent déjà cette conception. Dans la célèbre citation d’Anaximandre, le premier fragment authentique de la philosophie grecque, cette présentation paraissait dejà se reflèter dans le motif du principe originel dont toutes choses viennent et vers lequel elles retournent à la fin;[20] selon des témoignages secondaires, Anaximandre aurait appelé ce principe apeiron (“l’infini”) et lui aurait attribué des caractéristiques divines, comme d’être non-engendré, non-corruptible, immortel.[21] Ce principe divin, comme le souligne Aristote, n’embrasse pas seulement le monde visible, mais il le gouverne également.[22] A Anaximène la tradition doxographique accorde un point de vue semblable, hormis le fait que pour lui l’air est ce principe divin qui encerclerait le cosmos entier et le gouverne, de la même manière que l’âme humaine entretient le corps.[23] C’est justement pour cette raison que ce principe est compris, plus que comme une causa materialis d’Aristote, comme une divinité hypercosmique qui a aussi le pouvoir de penser et de sentir.

Ce motif se trouve chez plusieurs penseurs de la période archaïque. Héraclite, par exemple, mentionne dans un fragment une “Pensée (gnome) par qui sont gouvernées toutes choses au moyen de toutes choses” (DK 22 B 41)[24] et qui peut s’identifier à son concept de logos;[25] ce logos est en effet commun à toutes choses, et malgré le changement perpétuel dans “ce cosmos-là”, il reste toujours le même.[26] En ce qui concerne la conception d’un principe divin qui embrasse le cosmos, les témoignages plus tardifs sont aussi intéressants: selon eux, ce qui entoure le monde d’Héraclite serait du logos et de l’esprit.[27] Chez les autres penseurs grecs archaïques, on trouve aussi une conception similaire de la divinité hypercosmique. Empédocle parle ainsi  “d’un pur Esprit (phren), sacré et ineffable, dont les promptes pensées parcourent le cosmos Tout entier” (DK 31 B 134, 4-5): son apparence amorphe indique qu’elle diffère de toutes les choses qui se trouvent dans le cosmos et qu’en conséquence elle-même se trouve hors de ce dernier.[28] Chez Anaxagore, un rôle similaire joue le concept de nous (“l’Intellect”), qui est “illimité, maître absolu et n’est mélangé à aucune chose, car il existe seul et par lui-même”; “il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance. Toutes les choses qui ont une âme, qu’elles soient grandes ou petites, sont toutes sous l’empire de l’Intellect” (DK 59 B 12). Last but not least, Diogène d’Apollonie, chez qui, comme chez son prédécesseur Anaximène, c’est l’air qui est compris comme le principe premier, dit de lui que “ce qui est porteur d’intellection est ce que les hommes nomment air, et que c’est par cela que tous à la fois sont gouvernés et dominent tout. Car c’est cela même qui me semble être le dieu et parvenir partout, organiser tout, être tout. Et il n’y a pas une chose qui n’y ait part (…)” (DK 51 B 5).[29]

Quittons à présent les penseurs particuliers et voyons à quelles implications ontologiques nous entraîne une telle image du monde. Sur la base des exemples déjà donnés, il semble qu’un grand nombre des penseurs grecs archaïques, au-delà de la mutabilité du cosmos manifeste où toutes choses naissent et disparaissent, ait postulé une entité divine éternelle qui traverse le monde entier avec ses pensées, le met en mouvement et le gouverne. Pour la conception archaïque de l’Etre du cosmos visible, cela – et c’est le point principal de ma thèse – signifie la chose suivante: si l’Etre véritable est quelque chose de divin et d’éternel, c’est-à-dire une chose qui est au-dehors du monde manifeste, alors l’ensemble de notre cosmos visible, qui est à tout point de vue contraire à cela, doit être conçu également différemment sur le niveau ontologique. Le cosmos manifeste dans lequel nous habitons est, en comparaison avec la nature divine que ce cosmos embrasse, conçu comme quelque chose de moins véritable ou d’apparent. Dans sa forme la plus radicale, cette conception est présente chez Parménide et ses successeurs, où l’Etre entier du monde phénoménal est explicitement nié (doxa), mais cette conception se trouve sous une forme peut-être moins explicite chez les autres penseurs grecs archaïques. En général, on peut dire qu’il y a deux niveaux principaux ontologiques: (1) le niveau du divin et de l’Etre véritable qui se trouve au-delà du cosmos visible, et (2) le niveau du moins véritable et de l’apparent auquel appartient l’ensemble du monde manifeste, nous y compris.

Un tel cadre ontologique n’est pas seulement un présupposé implicite de la spéculation cosmologique, mais il est aussi présent dans différentes doctrines sur les errances après la mort, qui dans le monde grec apparaissent presque en même temps que les débuts de la philosophie. Dans ces doctrines, l’âme humaine est d’après son origine liée au divin qui embrasse et gouverne le cosmos phénoménal, et c’est pourquoi elle a une nature divine et immortelle. Emprisonnée provisoirement dans le corps, pendant sa vie dans le cosmos elle prend différentes formes corporelles jusqu’à ce qu’à la fin elle se dégage et se réunisse à la pure nature divine qui encercle le monde entier.[30] Sur le plan ontologique, du point de vue de l’âme immortelle et divine, tout son être dans le cosmos est compris comme un passage et quelque chose d’apparent; seul son retour final à la divinité, qui signifie qu’elle se libère de l’Etre apparent du cosmos, correspond à l’Etre véritable. La dichotomie n’est donc pas entre la vie et la mort, qui arrivent toutes deux et se répètent de manière cyclique à l’intérieur du cosmos, mais entre l’errance de l’âme dans le cosmos et, d’un autre côté, sa réunion finale avec la divinité qui se trouve hors du cosmos phénoménal.[31]

Cette structure ontologique double, dans laquelle l’Etre véritable est séparé de l’Etre apparent du cosmos manifeste, est plus tard complètement modifiée avec Aristote. Voyons donc maintenant quels présupposés ont permis cette modification radicale du paradigme ontologique.

II. La fondation aristotélicienne du mouvement et le tournant du paradigme ontologique

Comme d’autres l’ont montré, Aristote comprend les penseurs grecs archaïques dans le contexte de sa propre position philosophique et utilise donc une terminologie spécifique qui était étrangère à ses prédécesseurs. Chez Aristote, la philosophia prima est définie comme la recherche des causes premières et des premiers principes:[32] par conséquent, il lit aussi les penseurs grecs archaïques, en tant que précurseurs de cette philosophie, sous cette lumière. Le danger de l’interprétation aristotélicienne réside avant tout dans le fait que son critère essentiel, c’est-à-dire les causes et principes premiers, ne concerne pas seulement “l’origine” du monde des phénomènes, mais en même temps détermine le statut ontologique de “tout ce qui est”, c’est-à-dire du monde manifeste en tant que tel.

Aristote traite des penseurs grecs archaïques sous le rapport de sa conception de la physis. Bien que, d’un côté, il parle d’eux comme des précurseurs de la philosophia prima, qui se trouve elle-même au-delà du domaine de la physis, d’un autre côté l’horizon de son interprétation trahit déjà la terminologie avec laquelle il décrit ses prédécesseurs et qui se réfère clairement à la physis. Il les décrit donc avec des expressions comme oi physikoi, oi physiologoi, oi peri physeôs; on retrouve une position similaire aussi dans la tradition doxographique ultérieure, qui voit en eux avant tout les philosophes de la nature (philosophoi physikoi ou philosophi naturales) et fait référence à leurs écrits sous le titre générique peri physeôs.[33]

L’implication ontologique d’un tel horizon de compréhension est que toute la pensée grecque archaïque est a priori appréhendée dans le domaine de la physis, qui chez Aristote est comprise en relation explicite avec le phénomène du mouvement. Dans la Métaphysique, la science de la physis est définie comme recherche “sur les choses qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur mouvement”.[34] Sur ce point, ce ne sont pas les formes particulières du mouvement qui nous intéressent, mais avant tout son fondement ontologique; ce fondement résoudrait pour Aristote les apories majeures que la philosophie grecque a soulevées avant lui, et en même temps il fournirait une garantie de l’Etre véritable du monde des phénomènes, dont la caractéristique principale est justement le mouvement.

Aristote comprend le mouvement dans le contexte plus large de sa théorie de la substance,[35] qui est en bref conçue comme un support en rapport auquel se disent toutes les autres catégories. En ce qui concerne le fondement du mouvement, la signification essentielle est la puissance de la substance, le fait qu’elle puisse prendre en elle-même des caractères opposés, et pourtant ce faisant la substance ne cesse d’être ce qu’elle est en soi. C’est justement cette immutabilité de la substance qui est le préalable ontologique de chaque sorte de mouvement et de changement extérieur comme les aspects principaux des multiples façons dont les étants se disent.

La théorie aristotélicienne de la substance marque un des plus grands bouleversements de l’histoire de la philosophie: grâce à elle, Aristote aurait franchi l’abîme qui chez Platon séparait les idées des étants particuliers, images changeantes de ces idées. Avec le fondement ontologique du mouvement, Aristote aurait en conséquence garanti l’Etre véritable du monde manifeste, y compris tous les changements, la naissance et le passage des choses, qui sont inhérents à la physis. Contrairement à Platon, chez qui l’Etre du monde manifeste est toujours quelque chose de relatif, autant que sa participation aux idées est toujours une condition de son être, pour Aristote le monde manifeste est l’Etre véritable en soi. Ainsi a été fondée la position qui est la plus intuitive pour la perspective humaine – position qui pourtant n’est pas la seule possible.

Quelles conséquences a donc le fondement aristotélicien de l’Etre véritable du monde manifeste pour son interprétation de la pensée grecque archaïque? Aristote, dans son premier livre de la Métaphysique, lit ses prédécesseurs à la lumière des causes et principes premiers de “tous les choses étantes”,[36] et il comprend la totalité de ces derniers comme l’Etre véritable en soi; ce faisant, il présuppose a priori l’Etre véritable de tout le monde manifeste, qu’il est le premier à fonder grâce à sa théorie de la substance. A la lecture de l’interprétation aristotélicienne, on peut donc avoir l’impression que pour les penseurs grecs archaïques, il s’agit de la recherche des premiers principes et des causes du monde manifeste, qui est compris dès le début comme l’Etre véritable. Le problème réside, comme nous l’avons vu, dans la conception du mouvement comme principale caractéristique du monde manifeste, mouvement qui a été ontologiquement fondé pour la première fois par Aristote dans sa théorie de la substance. Pour les penseurs grecs archaïques au contraire, le défaut de cette fondation mène vers la négation du mouvement, ce qui est visible sous la forme la plus radicale chez les Eléates. Comme chez les penseurs grecs archaïques le mouvement – et avec lui le changement, la naissance et la disparition – n’a pas été fondé ontologiquement d’une manière suffisante, la compréhension de l’Etre du monde manifeste fut aussi diamétralement opposée. Le présupposé de l’Etre véritable du monde manifeste nous apparaît comme une chose qui va tellement de soi que nous n’osons pas, particulièrement dans le discours soi-disant scientifique, la remettre en question. Mais c’est une autre question que de savoir si ce présupposé allait autant de soi pour les prédécesseurs d’Aristote.

 

BIBLIOGRAPHIE

BRAGUE, R., Aristote et la question du monde, Paris 1988.

BRAGUE, R., La sagesse du monde, Paris 1999.

DIELS H./KRANZ, W., Die Fragmente der Vorsokratiker (=DK), Berlin 1951/1952.

GUTHRIE, W. K. C., “The Presocratic World-Picture”, Harvard Theological Review 45, 1952, 87- 104.

ŠIJAKOVIĆ, B., Mythos, Physis, Psyche, Beograd-Nikšić 2002.

 

 

[1] Cet article est la version rédigée de ma communication au “XVI Simposi d’estudis clàssics”, Tarragona, 22-24 octobre 2009. Je remercie Marie Saint Martin pour son patient travail de

traduction.

[2] Cf. Arist. Metaph. 985a 4-5.

[3] Cf. ibid. 985a 14-17.

[4] Arist. Metaph. 1003a 20sg.

[5] Cf. Guthrie (1952), 87-89; Brague (1988), 28-32.

[6] Guthrie (1952), 87.

[7] Cf. Brague (1988), 28.

[8] Hes. Th. 738.

[9] Cf. DK 22 B 1; 7; 53; 64; 66; 80 et 90.

[10] DK 22 B 1 et 14.

[11] Cf. Brague (1999), 30.

[12] Aët. II 1, 1 (= DK 14 A 21).

[13] Cf. Guthrie (1952), 88.

[14] DK 22 B 30.

[15] DK 31 B 35, 5.

[16] DK 31 B 38, 2.

[17] Cf. Brague (1988), 31-32.

[18] Ibid. 32.

[19] Guthrie (1952), 88.

[20] DK 12 B 1.

[21] Simp. in Ph. 24, 13 (= DK 12 A 9 + B 1); Arist. Ph. 203b 6-15.

[22] Arist. ibid.

[23] Aët. I 3,4 (= DK 13 B 2); en faveur de l’authenticité de ce fragment douteux cf. Guthrie (1952), 91.

[24] Les citations d’Heraclite, Empédocle et Anaxagora sont traduites par Jean-Paul Dumont.

[25] Cf. Guthrie (1952), 96.

[26] Cf. DK 22 B 1; 2 et 113.

[27] S.E. M. VII 126ff (= DK 22 A 16); de le valeur historiographique de cette temoinage cf. Guthrie (1952) 96.

[28] Cf. Guthrie (1952), 101.

[29] Traduction par André Laks.

[30] Cf. Guthrie (1952), 92-94.

[31] Ibid. 94.

[32] Arist. Metaph. 981b 27-29 2 et 282b 7-10.

[33] Cf. Šijaković (2002), 27-30.

[34] Arist. Metaph. 1015a 13-15.

[35] Ibid. 1017b 14-17.

[36] Arist. Metaph. 983b 7-9.

 

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Les présupposés ontologiques dans la lecture aristotélicienne des penseurs grecs archaïques

Abstract

The main purpose of this paper is to reflect the precipice which separates Aristotle’s ontological horizon from that of his early predecessors, and at the same time to draw attention to its consequences for Aristotle’s interpretation of early Greek philosophy. Beyond the perpetual changeability of phenomenal world, the first Greek thinkers have postulated some kind of eternal and unchangeable divine entity, which encircles, steers and pervades the entire cosmos with its thoughts. If a real being is something which is divine and eternal, consequently the whole of our visible cosmos, which is in every aspect contrary to this, must also be conceived as something different in an ontological sense. Therefore the manifest cosmos is more or less explicitly understood as something less real and apparent-being. With Aristotle this situation changes completely due to his complex theory of substance, which enables him to provide a foundation of moving as the most principal characteristic of our manifest cosmos. It is exactly this foundation that marks the turning-point of ontological paradigma: the whole of manifest world is now perceived as a real being on its own – a conception which was not possible before Aristotle’s ontological foundation of moving and should therefore not be projected back to readily to early Greek thought.

Keywords: early Greek ontology, Aristotle’s theory of substance and foundation of moving

 

“En ce qui concerne la philosophie grecque, on ne peut mieux faire que d’étudier le premier livre de la Métaphysique d’Aristote.” Cette citation tirée des Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel montre parfaitement l’importance du témoignage d’Aristote pour notre compréhension de l’histoire et du développement de la philosophie grecque. Pour aucune période, cela n’a plus de sens que pour la pensée grecque archaïque. Pourtant, bien que ces témoignages constituent une source inestimable d’informations, à laquelle ne peut échapper aucune synthèse générale de la philosophie grecque, l’on doit toujours conserver une prudence particulière à leur encontre.

On le sait, Aristote a conçu toute l’histoire de la philosophie avant lui comme un cheminement « bégayant »[2] vers les vérités fondamentales que, selon lui, il est le premier à avoir articulé de manière satisfaisante. Mais comme les penseurs grecs archaïques ne rentrent pas toujours dans un tel schéma historique, Aristote doit, pour le besoin de sa démonstration philosophique propre, souvent adapter leurs positions. Pour cela, il ne déforme pas seulement leurs arguments particuliers, mais aussi les présupposés fondamentaux sur lesquels ces arguments reposent. Aristot e tire souvent de ces doctrines des implications qui sont pertinentes pour l’argumentation de ses propres thèses, mais qui ne pouvaient être conçues dans l’horizon intellectuel des penseurs grecs archaïques. Ensuite, en se fondant sur ces implications que lui-même a introduites, il « corrige » a posteriori les positions fondamentales de ses prédécesseurs. L’absurdité de cette méthode se montre au plus haut point quand Aristote accuse ses prédécesseurs de n’avoir pas compris eux-mêmes ce qu’ils voulaient dire.[3]

Depuis l’étude fondamentale d’Harold Cherniss, Aristotle’s Criticism of Pre-Socratic Philosophy (Baltimore 1935), il est devenu courant que dans tout témoignage aristotélicien, on recherche autant que possible la motivation philosophique qui se cache à l’arrière-plan et dans quelle mesure le contexte de sa pensée propre déforme le sens originaire d’une citation spécifique sur laquelle il s’appuie. Une telle approche est sans doute productive et fertile sur le plan des arguments particuliers, mais sa difficulté principale apparaît de que l’on considère le plan ontologique: malgré son orientation critique, elle demeure en fait elle-même encore dans un horizon ontologique spécifiquement aristotélicien inconcevable pour les penseurs grecs archaïques. C’est pourquoi, cet article est conçu de manière un peu large: son but est de réfléchir sur le décalage qui sépare l’horizon ontologique d’Aristote de celui de ses prédécesseurs. En même temps, je voudrais avertir des conséquences qu’un tel tournant dans le paradigme ontologique apporte pour l’interprétation aristotélicienne de la pensée grecque archaïque. Mais si l’on veut comprendre toute la dimension de ce tournant, il faut en premier lieu étudier rapidement les présupposès ontologiques sur lesquels la philosophie grecque archaïque s’appuie.

I. La conception grecque archaïque du monde et ses présupposés ontologiques

C’est pour la première fois dans la Métaphysique d’Aristote que l’ontologie est définie comme une science “de l’être en tant qu’être”:[4] c’est pourquoi, parler d’ontologie grecque archaïque est déjà un anachronisme. Pourtant, on peut lire indirectement les présupposés ontologiques des premiers penseurs grecs à l’aide de leur compréhension de l’Etre du monde manifeste. Voyons donc maintenant comment ils se sont représenté la totalité du monde manifeste. Dans cet exposé de la conception archaïque du monde, je résume la reconstruction de R. Brague et de W.K.C. Guthrie.[5] La thèse de ce dernier est qu’

une image commune de la nature de l’univers ainsi que des êtres vivants et de la divinité était partagée, d’une manière générale mais significative, par un nombre surprenant de philosophes grecques et de penseurs religieux du 6ème et 5ème siècle av. J.C., malgré les grandes différences de tempérament, qui les entraînèrent à créer des systèmes très variés dans leur détail et leur tendance philosophique. Cette image du monde n’a pas été la création de l’un d’entre eux, mais paraît plutôt avoir été présupposée par tous dès le début, ce qui est d’ailleurs suggéré par certaines indications de la littérature grecque, laquelle indique que la multitude non-philosophique partageait également cette image.[6]

Quelle était donc cette “image du monde” et quand fut-elle construite? Il est intéressant de noter que le concept de “totalité du monde” est absent des textes les plus anciens de la littérature grecque; dans l’épopée homérique, il n’existe pas encore d’expression particulière qui montrerait la “totalité du monde”. C’est pourquoi l’on fait référence à cette totalité par des énumérations de régions particulières: le “monde entier” est alors une somme formée du ciel, de la mer, de la terre, du monde souterrain.[7] Cette énumération est déjà chez Hésiode remplacée par l’adjectif neutre pluriel panta qui, comme chez Homère, présuppose toujours la somme de toutes les régions particulières.[8] C’est avec Héraclite que cette expression se dégage pour la première fois de son contenu concret; sous sa forme substantivée ta panta, elle devient un terminus technicus qui désigne la “totalité de toutes les choses”, et ne fait plus de référence explicite aux régions particulières.[9] La dernière étape de ce chemin nous conduit à Empédocle, chez qui l’expression plurielle ta panta est remplacée par la forme singulière to pan.[10] Ce faisant, le monde comme tel est pensé comme une “unité en soi”, non seulement d’un point de vue conceptuel, mais aussi au niveau linguistique.[11]

A peu près en même temps que se développait le concept de “monde comme une unité”, est apparue l’expression kosmos: Pythagore le premier aurait utilisé ce terme dans un sens  “cosmologique”, comme la tradition doxographique s’accorde à le dire.[12] Cette expression signifie avant tout “ordre” ou “arrangement” du monde, mais ce faisant le monde est indirectement pensé aussi comme une totalité, plus exactement comme une “totalité bien ordonnée”. Depuis Anaximandre, les Grecs se sont représenté cet “ordre cosmique” sous la forme d’une sphère (ou hémisphère) au centre de laquelle se trouve la terre (qui est soit ronde soit cylindrique), au-dessus de laquelle le soleil, la lune et les planètes accomplissent leur révolution à différents niveaux, le dernier niveau étant composé des étoiles fixes de la voûte céleste.[13]

Une telle image du monde est toujours conçue sous le rapport de la perception sensorielle de l’homme; c’est-à-dire que le monde, malgré les différents écarts caractéristiques de chaque penseur particulier, est compris intuitivement comme ce qui est toujours présent et que nous voyons devant nous, ici et maintenant. Pourtant, ce qui se présente à nous peut toujours être montré: pour cette raison, on trouve souvent un pronom démonstratif devant les expressions qui désignent le monde. Ce n’est pas un hasard qu’Héraclite, dans un de ses fragments les plus connus, ne parle pas du cosmos en général, mais souligne explicitement qu’il s’agit de kosmon tonde (“ce cosmos-là”).[14] De la même manière, Empédocle n’est pas satisfait de l’expression générale panta (“toutes choses”), mais précise cette expression par le démonstratif tade panta (“toutes ces choses que voici”).[15] Le lien entre le concept de monde et la perception humaine est encore plus explicite, quand il parle du monde comme ta nun esoromena panta (“toutes ces choses que nous voyons maintenant”).[16] Nous trouvons plus tard chez Platon une situation similaire: il est vrai qu’il utilise différentes expressions pour désigner la totalité du monde, mais dans toutes celles-ci l’on peut trouver le pronom démonstratif, comme par exemple tode to panto pan tode, pan tode, heis ouranos hode, hode ho cosmos etc.[17] Face à un tel usage du démonstratif, la double question dont Rémi Brague a fait le “mystère central de la philosophie grecque” se pose d’elle-même: “comment le Tout peut-il être celui-ci?” et “comment ce qui est ici peut-il être le Tout?”[18]

Que peut-on alors conclure de cette remarquable insistance sur le fait qu’il s’agisse de “ce cosmos-ci”, et non pas du “cosmos en général”? Le seul fait que les expressions qui désignent le monde contiennent le démonstratif montre clairement, à mon avis, qu’on ne doit pas comprendre cette expression dans le sens d’ une “totalité absolue”, mais avant tout dans le sens plus étroit “du monde dans lequel nous sommes”. Cela implique pourtant, qu’au-delà de “ce cosmos-là”, c’est-à-dire hors de la portée de la perception humaine, il doit y avoir quelque chose plutôt que rien. Nous ne nous appuyons pas seulement sur l’utilisation susmentionnée du démonstratif pour tirer cette conclusion, mais aussi sur les textes primaires, dans lesquels on trouve souvent la conception qu’il y a au-delà du monde visible quelque chose qui l’encercle. C’est ce que les Grecs ont nommé periechon,

une substance englobante d’une étendue infinie, ou au moins indéfinie. Cette substance était d’une nature plus pure et plus grande que celle qui avait constitué le cosmos lui-même. Elle était vivante et éternelle, intelligente et sensible, en fait c’était “l’élément divin”. Dans sa pureté originaire et dans sa perfection, elle n’existait qu’en dehors du cosmos.[19]

Les commencements les plus anciens de la philosophie grecque révèlent déjà cette conception. Dans la célèbre citation d’Anaximandre, le premier fragment authentique de la philosophie grecque, cette présentation paraissait dejà se reflèter dans le motif du principe originel dont toutes choses viennent et vers lequel elles retournent à la fin;[20] selon des témoignages secondaires, Anaximandre aurait appelé ce principe apeiron (“l’infini”) et lui aurait attribué des caractéristiques divines, comme d’être non-engendré, non-corruptible, immortel.[21] Ce principe divin, comme le souligne Aristote, n’embrasse pas seulement le monde visible, mais il le gouverne également.[22] A Anaximène la tradition doxographique accorde un point de vue semblable, hormis le fait que pour lui l’air est ce principe divin qui encerclerait le cosmos entier et le gouverne, de la même manière que l’âme humaine entretient le corps.[23] C’est justement pour cette raison que ce principe est compris, plus que comme une causa materialis d’Aristote, comme une divinité hypercosmique qui a aussi le pouvoir de penser et de sentir.

Ce motif se trouve chez plusieurs penseurs de la période archaïque. Héraclite, par exemple, mentionne dans un fragment une “Pensée (gnome) par qui sont gouvernées toutes choses au moyen de toutes choses” (DK 22 B 41)[24] et qui peut s’identifier à son concept de logos;[25] ce logos est en effet commun à toutes choses, et malgré le changement perpétuel dans “ce cosmos-là”, il reste toujours le même.[26] En ce qui concerne la conception d’un principe divin qui embrasse le cosmos, les témoignages plus tardifs sont aussi intéressants: selon eux, ce qui entoure le monde d’Héraclite serait du logos et de l’esprit.[27] Chez les autres penseurs grecs archaïques, on trouve aussi une conception similaire de la divinité hypercosmique. Empédocle parle ainsi  “d’un pur Esprit (phren), sacré et ineffable, dont les promptes pensées parcourent le cosmos Tout entier” (DK 31 B 134, 4-5): son apparence amorphe indique qu’elle diffère de toutes les choses qui se trouvent dans le cosmos et qu’en conséquence elle-même se trouve hors de ce dernier.[28] Chez Anaxagore, un rôle similaire joue le concept de nous (“l’Intellect”), qui est “illimité, maître absolu et n’est mélangé à aucune chose, car il existe seul et par lui-même”; “il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance. Toutes les choses qui ont une âme, qu’elles soient grandes ou petites, sont toutes sous l’empire de l’Intellect” (DK 59 B 12). Last but not least, Diogène d’Apollonie, chez qui, comme chez son prédécesseur Anaximène, c’est l’air qui est compris comme le principe premier, dit de lui que “ce qui est porteur d’intellection est ce que les hommes nomment air, et que c’est par cela que tous à la fois sont gouvernés et dominent tout. Car c’est cela même qui me semble être le dieu et parvenir partout, organiser tout, être tout. Et il n’y a pas une chose qui n’y ait part (…)” (DK 51 B 5).[29]

Quittons à présent les penseurs particuliers et voyons à quelles implications ontologiques nous entraîne une telle image du monde. Sur la base des exemples déjà donnés, il semble qu’un grand nombre des penseurs grecs archaïques, au-delà de la mutabilité du cosmos manifeste où toutes choses naissent et disparaissent, ait postulé une entité divine éternelle qui traverse le monde entier avec ses pensées, le met en mouvement et le gouverne. Pour la conception archaïque de l’Etre du cosmos visible, cela – et c’est le point principal de ma thèse – signifie la chose suivante: si l’Etre véritable est quelque chose de divin et d’éternel, c’est-à-dire une chose qui est au-dehors du monde manifeste, alors l’ensemble de notre cosmos visible, qui est à tout point de vue contraire à cela, doit être conçu également différemment sur le niveau ontologique. Le cosmos manifeste dans lequel nous habitons est, en comparaison avec la nature divine que ce cosmos embrasse, conçu comme quelque chose de moins véritable ou d’apparent. Dans sa forme la plus radicale, cette conception est présente chez Parménide et ses successeurs, où l’Etre entier du monde phénoménal est explicitement nié (doxa), mais cette conception se trouve sous une forme peut-être moins explicite chez les autres penseurs grecs archaïques. En général, on peut dire qu’il y a deux niveaux principaux ontologiques: (1) le niveau du divin et de l’Etre véritable qui se trouve au-delà du cosmos visible, et (2) le niveau du moins véritable et de l’apparent auquel appartient l’ensemble du monde manifeste, nous y compris.

Un tel cadre ontologique n’est pas seulement un présupposé implicite de la spéculation cosmologique, mais il est aussi présent dans différentes doctrines sur les errances après la mort, qui dans le monde grec apparaissent presque en même temps que les débuts de la philosophie. Dans ces doctrines, l’âme humaine est d’après son origine liée au divin qui embrasse et gouverne le cosmos phénoménal, et c’est pourquoi elle a une nature divine et immortelle. Emprisonnée provisoirement dans le corps, pendant sa vie dans le cosmos elle prend différentes formes corporelles jusqu’à ce qu’à la fin elle se dégage et se réunisse à la pure nature divine qui encercle le monde entier.[30] Sur le plan ontologique, du point de vue de l’âme immortelle et divine, tout son être dans le cosmos est compris comme un passage et quelque chose d’apparent; seul son retour final à la divinité, qui signifie qu’elle se libère de l’Etre apparent du cosmos, correspond à l’Etre véritable. La dichotomie n’est donc pas entre la vie et la mort, qui arrivent toutes deux et se répètent de manière cyclique à l’intérieur du cosmos, mais entre l’errance de l’âme dans le cosmos et, d’un autre côté, sa réunion finale avec la divinité qui se trouve hors du cosmos phénoménal.[31]

Cette structure ontologique double, dans laquelle l’Etre véritable est séparé de l’Etre apparent du cosmos manifeste, est plus tard complètement modifiée avec Aristote. Voyons donc maintenant quels présupposés ont permis cette modification radicale du paradigme ontologique.

II. La fondation aristotélicienne du mouvement et le tournant du paradigme ontologique

Comme d’autres l’ont montré, Aristote comprend les penseurs grecs archaïques dans le contexte de sa propre position philosophique et utilise donc une terminologie spécifique qui était étrangère à ses prédécesseurs. Chez Aristote, la philosophia prima est définie comme la recherche des causes premières et des premiers principes:[32] par conséquent, il lit aussi les penseurs grecs archaïques, en tant que précurseurs de cette philosophie, sous cette lumière. Le danger de l’interprétation aristotélicienne réside avant tout dans le fait que son critère essentiel, c’est-à-dire les causes et principes premiers, ne concerne pas seulement “l’origine” du monde des phénomènes, mais en même temps détermine le statut ontologique de “tout ce qui est”, c’est-à-dire du monde manifeste en tant que tel.

Aristote traite des penseurs grecs archaïques sous le rapport de sa conception de la physis. Bien que, d’un côté, il parle d’eux comme des précurseurs de la philosophia prima, qui se trouve elle-même au-delà du domaine de la physis, d’un autre côté l’horizon de son interprétation trahit déjà la terminologie avec laquelle il décrit ses prédécesseurs et qui se réfère clairement à la physis. Il les décrit donc avec des expressions comme oi physikoi, oi physiologoi, oi peri physeôs; on retrouve une position similaire aussi dans la tradition doxographique ultérieure, qui voit en eux avant tout les philosophes de la nature (philosophoi physikoi ou philosophi naturales) et fait référence à leurs écrits sous le titre générique peri physeôs.[33]

L’implication ontologique d’un tel horizon de compréhension est que toute la pensée grecque archaïque est a priori appréhendée dans le domaine de la physis, qui chez Aristote est comprise en relation explicite avec le phénomène du mouvement. Dans la Métaphysique, la science de la physis est définie comme recherche “sur les choses qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur mouvement”.[34] Sur ce point, ce ne sont pas les formes particulières du mouvement qui nous intéressent, mais avant tout son fondement ontologique; ce fondement résoudrait pour Aristote les apories majeures que la philosophie grecque a soulevées avant lui, et en même temps il fournirait une garantie de l’Etre véritable du monde des phénomènes, dont la caractéristique principale est justement le mouvement.

Aristote comprend le mouvement dans le contexte plus large de sa théorie de la substance,[35] qui est en bref conçue comme un support en rapport auquel se disent toutes les autres catégories. En ce qui concerne le fondement du mouvement, la signification essentielle est la puissance de la substance, le fait qu’elle puisse prendre en elle-même des caractères opposés, et pourtant ce faisant la substance ne cesse d’être ce qu’elle est en soi. C’est justement cette immutabilité de la substance qui est le préalable ontologique de chaque sorte de mouvement et de changement extérieur comme les aspects principaux des multiples façons dont les étants se disent.

La théorie aristotélicienne de la substance marque un des plus grands bouleversements de l’histoire de la philosophie: grâce à elle, Aristote aurait franchi l’abîme qui chez Platon séparait les idées des étants particuliers, images changeantes de ces idées. Avec le fondement ontologique du mouvement, Aristote aurait en conséquence garanti l’Etre véritable du monde manifeste, y compris tous les changements, la naissance et le passage des choses, qui sont inhérents à la physis. Contrairement à Platon, chez qui l’Etre du monde manifeste est toujours quelque chose de relatif, autant que sa participation aux idées est toujours une condition de son être, pour Aristote le monde manifeste est l’Etre véritable en soi. Ainsi a été fondée la position qui est la plus intuitive pour la perspective humaine – position qui pourtant n’est pas la seule possible.

Quelles conséquences a donc le fondement aristotélicien de l’Etre véritable du monde manifeste pour son interprétation de la pensée grecque archaïque? Aristote, dans son premier livre de la Métaphysique, lit ses prédécesseurs à la lumière des causes et principes premiers de “tous les choses étantes”,[36] et il comprend la totalité de ces derniers comme l’Etre véritable en soi; ce faisant, il présuppose a priori l’Etre véritable de tout le monde manifeste, qu’il est le premier à fonder grâce à sa théorie de la substance. A la lecture de l’interprétation aristotélicienne, on peut donc avoir l’impression que pour les penseurs grecs archaïques, il s’agit de la recherche des premiers principes et des causes du monde manifeste, qui est compris dès le début comme l’Etre véritable. Le problème réside, comme nous l’avons vu, dans la conception du mouvement comme principale caractéristique du monde manifeste, mouvement qui a été ontologiquement fondé pour la première fois par Aristote dans sa théorie de la substance. Pour les penseurs grecs archaïques au contraire, le défaut de cette fondation mène vers la négation du mouvement, ce qui est visible sous la forme la plus radicale chez les Eléates. Comme chez les penseurs grecs archaïques le mouvement – et avec lui le changement, la naissance et la disparition – n’a pas été fondé ontologiquement d’une manière suffisante, la compréhension de l’Etre du monde manifeste fut aussi diamétralement opposée. Le présupposé de l’Etre véritable du monde manifeste nous apparaît comme une chose qui va tellement de soi que nous n’osons pas, particulièrement dans le discours soi-disant scientifique, la remettre en question. Mais c’est une autre question que de savoir si ce présupposé allait autant de soi pour les prédécesseurs d’Aristote.

 

BIBLIOGRAPHIE

BRAGUE, R., Aristote et la question du monde, Paris 1988.

BRAGUE, R., La sagesse du monde, Paris 1999.

DIELS H./KRANZ, W., Die Fragmente der Vorsokratiker (=DK), Berlin 1951/1952.

GUTHRIE, W. K. C., “The Presocratic World-Picture”, Harvard Theological Review 45, 1952, 87- 104.

ŠIJAKOVIĆ, B., Mythos, Physis, Psyche, Beograd-Nikšić 2002.

 

 

[1] Cet article est la version rédigée de ma communication au “XVI Simposi d’estudis clàssics”, Tarragona, 22-24 octobre 2009. Je remercie Marie Saint Martin pour son patient travail de

traduction.

[2] Cf. Arist. Metaph. 985a 4-5.

[3] Cf. ibid. 985a 14-17.

[4] Arist. Metaph. 1003a 20sg.

[5] Cf. Guthrie (1952), 87-89; Brague (1988), 28-32.

[6] Guthrie (1952), 87.

[7] Cf. Brague (1988), 28.

[8] Hes. Th. 738.

[9] Cf. DK 22 B 1; 7; 53; 64; 66; 80 et 90.

[10] DK 22 B 1 et 14.

[11] Cf. Brague (1999), 30.

[12] Aët. II 1, 1 (= DK 14 A 21).

[13] Cf. Guthrie (1952), 88.

[14] DK 22 B 30.

[15] DK 31 B 35, 5.

[16] DK 31 B 38, 2.

[17] Cf. Brague (1988), 31-32.

[18] Ibid. 32.

[19] Guthrie (1952), 88.

[20] DK 12 B 1.

[21] Simp. in Ph. 24, 13 (= DK 12 A 9 + B 1); Arist. Ph. 203b 6-15.

[22] Arist. ibid.

[23] Aët. I 3,4 (= DK 13 B 2); en faveur de l’authenticité de ce fragment douteux cf. Guthrie (1952), 91.

[24] Les citations d’Heraclite, Empédocle et Anaxagora sont traduites par Jean-Paul Dumont.

[25] Cf. Guthrie (1952), 96.

[26] Cf. DK 22 B 1; 2 et 113.

[27] S.E. M. VII 126ff (= DK 22 A 16); de le valeur historiographique de cette temoinage cf. Guthrie (1952) 96.

[28] Cf. Guthrie (1952), 101.

[29] Traduction par André Laks.

[30] Cf. Guthrie (1952), 92-94.

[31] Ibid. 94.

[32] Arist. Metaph. 981b 27-29 2 et 282b 7-10.

[33] Cf. Šijaković (2002), 27-30.

[34] Arist. Metaph. 1015a 13-15.

[35] Ibid. 1017b 14-17.

[36] Arist. Metaph. 983b 7-9.

 

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